Responsabilité de l'Etat pour des dommages causés par la pollution de l'air
Pollution sortant d'un pot d'échappement de voiture
Photographe: François Walschaerts - © Union européenne, 2017
Un Etat peut-il être tenu de réparer des dommages causés à la santé par la pollution de l'air? C'est la question qui a été posée à la Cour de Justice de l'Union Européenne le 29 janvier 2021 par la Cour administrative d'appel de Versailles. Les conclusions de l'avocate générale, rendues publiques le 5 mai 2022, donnent une première indication de ce que pourrait répondre la CJUE (conclusions de l’avocate générale MME Juliane Kokott du 5 mai 2022, Affaire C 61/21, JP contre Ministre de la Transition écologique, Premier ministre).
M.JP, un habitant de Paris avait saisi le tribunal administratif pour obtenir que le Préfet prenne les mesures nécessaires pour faire respecter les règles européennes sur la qualité de l'air. Il avait également demandé une indemnisation du préjudice de santé qu'il déclarait subir en raison de la dégradation de l’air dans l’agglomération de Paris. Selon lui, cette dégradation résultait du fait que les autorités françaises ne respectaient pas les normes prévues par la directive 2008/50. Elles devaient donc être reconnues responsables et condamnées à indemniser son préjudice. Le tribunal administratif ayant rejeté sa requête, M.JP avait fait appel devant la Cour administrative d'appel de Versailles qui avait décidé d'interroger la CJUE sur l'interprétation à donner à la directive 2008/50, avant de se prononcer.
La directive 2008/50 fixe les teneurs en particules fines et dioxyde d'azote à ne pas dépasser dans l'air ambiant (directive du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe, qui a remplacé les directives 96/62 et suivantes depuis le 11 juin 2010). Mais ces valeurs limites sont loin d’être respectées, notamment en France. Récemment, celle-ci a été condamnée pour dépassement des teneurs limites de dioxyde d’azote dans différentes villes (arrêt du 24 octobre 2019, aff.C-636/18, Commission/France) ou de microparticules (28 avril 2022, aff.C 286/21, Commission/France). Le Conseil d’Etat a pour sa part constaté pour Paris un dépassement fréquent des valeurs limites pour le dioxyde d’azote jusqu’en 2020 et pour les particules fines jusqu’en 2018 et 2019 (4 août 2021, Association les Amis de la Terre France et autres).
Selon la jurisprudence de la CJUE, les Etats qui ne respectent pas les dispositions de la directive 2008/50 sont responsables pour les préjudices causés aux particuliers par ces violations des règles communautaires (par exemple : arrêt du 19 décembre 2019,aff. C‑752/18, Deutsche Umwelthilfe eV contre Freistaat Bayern). Mais la réparation de ces dommages n’avait pas été abordée. Tel est l’objet de la question posée par la CAA de Versailles : est-ce que la directive 2008/50 ouvre aux particuliers un droit à obtenir de l’Etat réparation des préjudices affectant leur santé « présentant un lien de causalité direct et certain » avec la dégradation de la qualité de l’air lorsque celle-ci est imputable à une « violation suffisamment caractérisée » des dispositions de la directive par cet Etat ?
Dans ses conclusions du 5 mai 2022, l’avocate générale estime qu’une violation des valeurs limites prévues par le droit de l’Union aux fins de la protection de la qualité de l’air peut effectivement ouvrir des droits à indemnisation à l’encontre de l’État. A la condition que soient respectées les trois conditions requises pour engager cette responsabilité (jurisprudence «Brasserie du pêcheur », arrêts : 5 mars 1996, aff.C 46/93 et C 48/93, Brasserie du pecheur et Factortame ; 24 mars 2009, aff.C 445/06, Danske Slagterier ; 10 décembre 2020, aff.C 735/19Euromin Holdings) :
-la règle de droit de l’Union violée a pour objet de leur conférer des droits (la condition est remplie selon l’avocate générale pour qui les valeurs limites de l’Union et les obligations des États membres aux fins de l’amélioration de la qualité de l’air visent à protéger la santé humaine et à accorder des droits aux particuliers)
-la violation de cette règle est suffisamment caractérisée (la personne lésée doit prouver, notamment, qu’elle a séjourné pendant une période suffisamment longue dans un environnement dans lequel des valeurs limites en matière de qualité de l’air ambiant prévues par le droit de l’Union ont été violées de manière caractérisée)
-il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le préjudice subi par ces particuliers (cela nécessitera des expertises médicales).
Les conclusions de l’avocate générale ne lient pas la Cour de Justice de l’Union Européenne pour qui elles constituent un avis juridique. La CJUE peut donc ne pas les suivre, mais l’expérience montre que dans la plupart des cas, les conclusions des avocats généraux sont reprises, totalement ou en partie, par les juges européens. Il faut cependant attendre la décision de la CJUE pour savoir comment celle-ci reprend et précise les critères d’engagement de la responsabilité de l’Etat ouvrant droit à indemnisation. De même, nous verrons quel sort fera la CJUE à la possibilité pour l’Etat de s’exonérer de sa responsabilité en démontrant que les dépassements de valeurs limites auraient eu lieu quand bien même il aurait adopté en temps utile des plans relatifs à la qualité de l’air conformes aux exigences prévues par la directive.
Ces précisions seront fort utiles aux requérants et à leurs conseils pour faciliter leur accès à la justice. On peut parier que les procédures liées à la qualité de l’environnement sont appelées à prospérer.