Pas de double peine dans l’espace Schengen : application à une notice rouge d’Interpol
Une personne ayant été poursuivie pour des infractions dans un pays de l’espace Schengen peut-elle être extradée vers un état tiers en raison de poursuites dans cet Etat pour les mêmes faits ?
En 2012, un citoyen et résident allemand a fait l’objet d’une notice rouge publiée par Interpol à la demande des Etats-Unis. Cette notice rouge a été publiée sur la base d’un mandat d’arrêt émis par les autorités nord-américaine visant des incriminations de corruption, de blanchiment de capitaux et de fraude. Grâce à la coopération des autorités des états ayant signé la convention Interpol, la notice doit permettre de localiser la personne recherchée ou de prendre des mesures lui interdisant de se déplacer dans le but de favoriser une extradition ultérieure.
Or, le ministère public de Munich, en Allemagne, avait déjà ouvert une enquête sur la même personne pour les mêmes faits que ceux visés par la notice rouge. Et cette procédure avait été clôturée. Selon le BKA (Office fédéral de la police judiciaire en Allemagne), la notice rouge n’avait donc pas lieu d’être en vertu du principe non bis in idem qui signifie que nul ne peut être traduit deux fois devant une juridiction répressive pour des faits identiques. Mais les Etats-Unis avaient refusé de faire supprimer la notice. C’est pourquoi la personne recherchée avait formé un recours devant le tribunal administratif de Wiesbaden pour qu’il soit imposé au gouvernement fédéral allemand représenté par le BKA de prendre toutes les mesures nécessaires au retrait de la notice rouge. Sans ce retrait, le requérant affirmait ne pas pouvoir se rendre dans un autre État partie à l’accord de Schengen sans risquer son arrestation car il est inscrit sur la liste des personnes recherchées dans les différents pays.
Confronté à des questions inédites liées à l’interprétation de textes de droit communautaire, le tribunal de Wiesbaden sursoit à statuer et renvoie l’affaire devant la Cour de Justice de l’Union Européenne, le 27 juin 2019. Celle-ci va devoir répondre à deux questions principales :
- Est-ce que la situation vécue par le requérant est contraire aux engagements pris par les Etats membres de l’espace Schengen ?
- Si, comme le soutient le requérant, le principe non bis in idem est bien applicable en l’espèce, quel traitement réserver aux données à caractère personnel concernant la personne recherchée figurant dans la notice rouge ?
Bien que la notice rouge concernant le requérant ait été supprimée, le 5 septembre 2019, par Interpol à la demande des autorités américaines, la saisine de la CJUE a été maintenue.
Les Conclusions de l’Avocat Général ont été rendues publiques le 19 novembre 2020 (Conclusions de l’avocat général, M.Michael Bobek, affaire C‑505/19, WS contre République fédérale d’Allemagne).
Application du principe non bis in idem
Selon l’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen (CAAS) du 14 juin 1985 relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes : « Une personne qui a été définitivement jugée par une Partie Contractante ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie par une autre Partie Contractante, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de la Partie Contractante de condamnation. »
L’avocat général commence par rappeler que le principe non bis in idem est non seulement expressément prévu dans la Convention de Schengen, mais qu’il s’agit aussi d’un principe fondamental en vertu de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 50). Par ailleurs, le principe de libre circulation dans l’Union Européenne doit être également considéré dans la mesure où il s’oppose aux restrictions des déplacements des personnes d’un Etat membre à l’autre.
La question préalable à résoudre est celle de l’applicabilité du principe non bis in idem à la clôture d’une procédure pénale autrement que par le jugement d’un tribunal, en l’espèce la décision prise par le ministère public allemand de mettre fin aux poursuites contre le requérant. A cette question, l’avocat général répond par l’affirmative après avoir rappelé les jurisprudence existante (en particulier, l’arrêt du 5 juin 2014, affaire C‑398/12, dans lequel la Cour juge que pour que le principe non bis in idem puisse trouver application, il faut que l’action publique ait été définitivement éteinte). Dès lors, estime l’avocat général : « un État membre ne peut donc pas procéder à l’arrestation, à la mise en détention provisoire ou, par quelque autre mesure que ce soit, restreindre les déplacements d’une personne visée par une notice rouge d’Interpol s’il a été déterminé d’une manière faisant autorité que cette personne a fait l’objet d’un procès pour les mêmes faits ayant donné lieu à une décision définitive dans un autre État membre. Une telle mesure serait contraire à l’article 54 de la CAAS » et elle limiterait gravement le droit de libre circulation conféré par l’article 21 du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (point 56). Peu importe que l’affaire en cause excède le cadre territorial de l’application de la Convention de Schengen : l’article 54 de la CAAS s’impose aux parties contractantes non seulement dans le cadre de leurs rapports mutuels mais aussi dans leurs rapports avec des États tiers. « Un espace juridique unique est un espace juridique unique, tant au niveau interne qu’au niveau externe », conclut l’avocat général (point 56).
Protection des données personnelles
Sur la question de la protection des données, l’avocat général estime que la directive relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel ne s’oppose pas au traitement ultérieur des données à caractère personnel figurant dans une notice rouge d’Interpol (Directive (UE) 2016/680 du Parlement européen et du Conseil, du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données et abrogeant la décision-cadre 2008/977/JAI du Conseil). Même si le principe non bis in idem est jugé applicable aux incriminations visées dans la notice, ce traitement des données est possible à condition bien entendu qu’il soit conforme aux règles applicables en matière de protection des données. Selon l’avocat général, « l’application du principe ne bis in idem ne fait pas naître au profit de la personne concernée un droit de demander l’effacement des données à caractère personnel la concernant au titre de l’article 16 de la directive 2016/680. » (point 113). De même, le traitement de ces données peut être non seulement licite mais aussi, compte tenu de leurs finalités, nécessaire et dans l’intérêt de la personne qui a été poursuivie (pour éviter qu’elle fasse, à tort, l’objet de mesures pénales dans les États membres ou, si de telles mesures ont déjà été adoptées, de permettre qu’elles soient levées rapidement) (points 119 et 120).
Les Conclusions de l’avocat général sont souvent suivies par la Cour de Justice de l’Union Européenne lorsqu’elle rend sa décision, bien qu’il y ait des exceptions, comme l’illustre une affaire récente.