Défense nationale et limitation du temps de travail sont elles compatibles? (II)
Suite du commentaire des conclusions de l'avocat général dans l'affaire C‑742/19
Les États membres ne peuvent pas exclure, en permanence, tous les militaires du bénéfice des règles des directives 89/391 et 2003/88, estime-t-il. Les dérogations ne doivent pas être utilisées pour priver des travailleurs des droits importants dont certains sont d'ailleurs reconnus comme des droits fondamentaux par le droit communautaire. Elles doivent donc être limitées à ce qui est « strictement nécessaire » à la « réalisation des missions confiées aux forces armées et, ainsi, à la sauvegarde de sa sécurité nationale et à la bonne marche de ses « fonctions essentielles » (points 63 et 64). Il incombe donc aux Etats qui invoquent une dérogation de démontrer que les besoins de la sécurité nationale l'exigent. Pour ce faire, plusieurs Etats dont la France soutiennent que toutes les missions confiées aux forces armées doivent être exercées de manière continue pour leur permettre à tout moment de réagir à des menaces. Les militaires doivent donc être en permanence à la disposition des forces armées. Sans nier cette exigence « impérieuse » de continuité, l'avocat général estime, quant à lui, qu'elle ne peut justifier l'inapplicabilité de la directive à tous les militaires (point 77). Il propose de distinguer le « service courant » des véritables « activités spécifiques » des forces armées, en particulier celles effectuées dans le cadre des opérations militaires et de la préparation opérationnelle (point 81). Seules les premières sont soumises aux règles des directives 89/391 et 2003/88.
Que recouvre cette notion de « service courant » ? Selon l’avocat général, elle englobe les activités que les militaires sont amenés à exercer, dans des « conditions normales », au quotidien, et qui sont souvent identiques ou semblables à celles effectuées par des fonctionnaires civils. Il peut s’agir de tâches d’entretien, d’administration ou d’instruction. Mais cette notion peut également recouvrir des activités de garde, de surveillance et de permanence sur le lieu d’affectation habituel dans la mesure où ces tâches peuvent être organisées à l’avance, y compris en ce qui concerne la prévention des risques pour la sécurité et/ou la santé ainsi que les horaires de travail. Les contraintes pour assurer la disponibilité du personnel et ainsi la continuité du service ne sont pas, en principe, insurmontables, ajoute l’avocat général (point 83). Par conséquent l’Etat employeur doit non seulement appliquer les principes généraux de protection contre les risques professionnels, etc… mais aussi les règles régissant le temps de travail (point 85).
A contrario, les directives ne s’appliquent pas aux « activités spécifiques des forces armées ». Il faut entendre par là, explique l’avocat général, les activités exercées par les forces armées dans le cadre des opérations militaires, aussi bien les opérations extérieures que les opérations intérieures (points 87 et 88). L’avocat général prend soin de rappeler que le choix de mettre en œuvre ces opérations de même que l’évaluation des circonstances qui les justifient, relèvent évidemment de la seule compétence des Etats sans que le droit de l’UE puisse interférer (point 92). Entrent également dans la catégorie des « activités spécifiques » des forces armées la formation initiale, l’entraînement et les exercices effectués par les militaires à des fins de préparation opérationnelle. En effet, cette préparation doit se faire dans des conditions qui reproduisent celles dans lesquelles se dérouleraient des opérations militaires réelles. La formation initiale, l’entraînement et l’exercice doivent donc pouvoir se dérouler de jour comme de nuit, parfois sur de longues durées hors des règles en matière de temps de pause et de travail de nuit prévues par la directive 2003/88 (point 89). Enfin, les Etats doivent pouvoir définir, dans leur droit national, d’autres activités des forces armées exclues des règles des directives à la condition que ces activités soient « spécifiques » et qu’ils démontrent que cela est « strictement nécessaire » à la bonne marche des activités en question (point 90).
Ayant ainsi proposé une analyse qui, selon lui, assure une « conciliation équilibrée entre les intérêts en présence » (exigences particulières du métier de militaire et droits reconnus aux militaires, en tant que travailleurs), l’avocat général conclut qu’une activité de garde des installations militaires ne fait pas partie, en principe, des « activités spécifiques » à moins qu’elle ne réponde à « un besoin de sécurité particulier, dans le cadre d’un contexte « extraordinaire », ce qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi d’apprécier (point 104).
Enfin, sur la question de savoir si une période d’astreinte sur le lieu de travail effectuée par un militaire en garde constitue du temps de travail, l’avocat général rappelle la jurisprudence de la CJUE selon laquelle toute période durant laquelle un travailleur est tenu d’être physiquement présent en un lieu déterminé par l’employeur et de s’y tenir à sa disposition pour pouvoir immédiatement fournir ses services en cas de besoin doit être qualifiée de temps de travail. Cette jurisprudence s’applique en l’espèce. Mais il appartient aux Etats de définir la rémunération comme bon leur semble, la directive ne traitant pas des rémunérations (point 111).
En France, les conclusions de l’avocat général ont été accueillies avec inquiétude, l’ancien ministre de la défense Jean-Pierre Chevènement n’hésitant pas à parler d’ « un coup mortel porté à notre défense » si la CJUE suit son avocat général dans une Tribune publiée le 21 avril 2021 dans le journal le Monde. Ce qui n’est pas certain, mais possible. Les conclusions de l’avocat général sont en effet souvent suivies par la Cour. Celle-ci devrait se prononcer prochainement.