Le juge communautaire confirme les restrictions à l'utilisation et à la commercialisation de semences anciennes (1)
En 2005, l'entreprise semencière française Graines Baumax forme un recours en justice contre l'association Kokopelli qui défend le droit à commercialiser et à utiliser des semences de variétés potagères et florales anciennes y compris celles qui ne ne sont pas homologuées, au sens de la directive européenne concernant la commercialisation des semences de légumes (1) qui prévoit l'inscription des semences commercialisables dans des catalogues officiels. Baumax accuse Kokopelli de concurrence déloyale et lui demande des dommages et intérêts forfaitaires d’un montant de 50 000 euros, ainsi que l’arrêt de toute publicité concernant les variétés qu'elle vend.
Elle obtient gain de cause en première instance. Dans son arrêt du 14-01-2008, le tribunal de grande instance de Nancy constate tout d'abord que Baumax et Kokopelli sont bien concurrents dans le mesure où tous deux interviennent dans le secteur des graines anciennes ou de collection, commercialisent des produits identiques ou similaires pour 233 d’entre eux et s’adressent à la même clientèle de jardiniers amateurs. Il juge que Kokopelli se livre bien à des actes de concurrence déloyale en mettant en vente des graines de semences potagères ne figurant ni sur le catalogue français ni sur le catalogue commun des variétés des espèces de légumes.
Mais Kokopelli fait appel de ce jugement et la cour d’appel de Nancy, avant de se prononcer, saisit la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle dont la résolution va conditionner l'issue du litige. La question péjudicielle posée est la suivante: "[L]es directives 98/95/CE, 2002/53/CE et 2002/55/CE du Conseil et 2009/145 de la Commission sont-elles valides au regard des droits et principes fondamentaux suivants de l’Union européenne, à savoir, ceux du libre exercice de l’activité économique, de proportionnalité, d’égalité ou de non-discrimination, de libre circulation des marchandises, et au regard des engagements pris aux termes du [Tirpaa], notamment en ce qu’elles imposent des contraintes de production et de commercialisation aux semences et plants anciens?».
Il s'agit donc de savoir quelle est la portée des exigences posées par les textes communautaires et si et dans quelle mesure la production et la commercialisation de semences non inscrites dans les catalogues officiels est autorisée. La question plus large posée est celle de l'indépendance des agriculteurs à l'égard des semenciers et de leur liberté de décider des variétés qu’ils cultivent et de pouvoir utiliser leurs propres semis.
L'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 12/07/2012 est très décevant pour les défenseurs de cette liberté (2).
Le juge communautaire commence tout d'abord par rappeler la réglementation applicable.
La directive 2002/55 concernant la commercialisation des semences de légumes dispose que la commercialisation d'une variété de semence est subordonnée à la condition qu'elle soit admise dans au moins un pays de l'Union européenne, l'admission prenant la forme d'une inscription dans un catalogue officiel. Elle pose les critères qui doivent être respectés pour que cette admission soit possible: la variété doit être distincte, stable et suffisamment homogène. L'article 5 de la directive définit ces conditions. Une variété est distincte si, quelle que soit l’origine, artificielle ou naturelle, de la variation initiale qui lui a donné naissance, elle se distingue nettement par un ou plusieurs caractères importants de toute autre variété connue dans l’Union. Elle est stable si, à la suite de ses reproductions ou multiplications successives ou à la fin de chaque cycle, lorsque l’obtenteur a défini un cycle particulier de reproductions ou de multiplications, elle reste conforme à la définition de ses caractères essentiels. Enfin, elle est considéré comme étant suffisamment homogène si les plantes qui la composent – abstraction faite de rares aberrations – sont, compte tenu des particularités du système de reproduction des plantes, semblables ou génétiquement identiques pour l’ensemble des caractères retenus à cet effet.
Pourquoi ces règles?
L’interdiction de commercialiser des semences non admises assure que les clients achètent des semences qui présentent les qualités constatées lors de l’admission.
Mais selon l'association Kokopelli, les critères retenus conduisent à exclure des catalogues des semences qui représentent un patrimoine précieux en voie de disparition, comme si elles constituaient un danger pour les consommateurs (3). En réalité, souligne l'association, le seul danger est celui "de l’autonomie que ces semences non hybrides, par leur reproductibilité naturelle, procurent aux paysans, des bénéfices que ceux-ci pourraient y trouver, et, en conséquence, des parts de marché qu’elles pourraient faire perdre à ceux qui bénéficient du monopole que leur confère le Catalogue Officiel". On ne peut lui donner tort car l'argument qui fonde la réglementation européenne est celui, non de la sécurité alimentaire, ou de la santé, (qui pourraient expliquer des restrictions à la libre circulation et à la commercialisation) mais bien de la productivité : les considérants 2 à 4 de la directive 2002/55 affirment sans ambiguïté que l’objectif premier des règles relatives à l’admission des semences des variétés de légumes consiste à améliorer la productivité des cultures de légumes dans l’Union. Dans cette optique, l'inscription sur un catalogue officiel "permet l’utilisation de semences appropriées et, par conséquent, une productivité accrue de l’agriculture, fondée sur la fiabilité des caractéristiques desdites semences" (considérant 45 de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne).
Les objectifs de création d'un marché intérieur des semences de légumes en assurant leur libre circulation dans l’Union et de conservation des ressources génétiques des plantes, viennent après l'objectif de productivité, et dans cet ordre.
Des dérogations à ces règles sont cependant possibles.
Elles sont prévues à la directive 2009/145 et concernent les « variétés de conservation » (espèces de légumes des races primitives et variétés traditionnellement cultivées dans des localités et régions spécifiques et menacées d’érosion génétique ) et les « variétés créées pour répondre à des conditions de culture particulières » (variétés sans valeur intrinsèque pour la production commerciale mais créées en vue d’être cultivées dans des conditions particulières) (article 1er de la directive) (4). Ces « variétés anciennes » peuvent être cultivées et commercialisées sous certaines conditions même si elles ne répondent pas aux exigences générales pour être admise aux catalogues officiels. Ces dérogations permettent donc, a priori, de sauvegarder la biodiversité (5). Et ceci, conformément aux objectifs du traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA) signé par la Communauté européenne en 2004, qui sont : «la conservation et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation en harmonie avec la convention sur la diversité biologique, pour une agriculture durable et pour la sécurité alimentaire» (6).
Le rappel du contexte juridique étant fait, le juge communautaire répond à la question préjudicielle posée par la Cour d'appel de Nancy.
1 - Directive 2002/55 du 13 juin 2002, concernant la commercialisation des semences de légumes
2 – CJUE, 12/07/2012, aff.C-59/11, Association Kokopelli/ Graines Baumaux SAS
3 – Blanche MAGARINOS-REY : Retour sur un procès perdu
4 - Directive 2009/145/CE de la Commission, du 26 novembre 2009, introduisant certaines dérogations pour l’admission des races primitives et variétés de légumes traditionnellement cultivées dans des localités et régions spécifiques et menacées d’érosion génétique, et des variétés de légumes sans valeur intrinsèque pour la production commerciale mais créées en vue de répondre à des conditions de culture particulières, ainsi que pour la commercialisation de semences de ces races primitives et variétés (JO L 312, p. 44)
5 - Le conseil de l'association Kokopelli nuance de manière importante cette analyse en affirmant que "Le corps du texte révèle, cependant, une logique extrêmement restrictive, en contradiction évidente avec l’objectif de sauvegarde de la biodiversité qu’il est censé servir", citant comme exemples des restrictions et des incohérences de la directive, la limitation géographique des dérogations (le fait que la production et la commercialisation des "variétés de conservation" ne pourra se faire que dans leur région d’origine) et l'instauration de quotas (le fait que la quantité de semences de conservation commercialisée ne pourra pas excéder 0,5 % ou 0,3 % pour certaines espèces de la quantité de semences de la même espèce utilisée sur tout le territoire d’un État membre au cours d’une période de végétation ou la quantité nécessaire pour ensemencer 100 ha - sur toute la surface agricole d’un État membre- si cette quantité est la plus importante).
6 - Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA) dont la conclusion, au nom de la Communauté européenne, a été approuvée par la décision 2004/869 du 24 février 2004 (JO L 378, p. 1)